A l'heure où j'écris ces lignes, nous sommes le 27 mars 2022. Il faisait beau cet après-midi, alors j'ai proposé à Alice de dessiner à la craie devant notre maison (nous sommes confinées pour cause de Covid). Je n'aime pas dessiner (j'ai même horreur de ça, je suis incapable de dessiner quoi que ce soit ; je l'ai déjà évoqué ici lors de mon coming-out autistique), mais malgré cela, depuis un moment j'avais envie de dessiner Baby Shark devant ma maison. Pourquoi ? Parce qu'il y a deux ans presque jour pour jour j'étais également confinée ; j'étais assise sur les marches devant ma porte d'entrée, il faisait une chaleur à crever, j'avais la chanson de Baby Shark dans la tête et je pensais à Myriam jusqu'à en devenir folle. Et je crois qu'aujourd'hui, j'ai eu besoin de faire ressortir tout cela en le dessinant.
Le premier confinement, en mars-avril 2020, a été une période bizarre pour tout le monde. Inédite. Exceptionnelle. Pour la première fois de notre vie (et espérons-le, la dernière), nous avons été assignés à résidence. Obligés d'avoir une raison valable pour sortir. Obligés de remplir une attestation. Obligés d'avoir notre carte d'identité sur nous en permanence. Obligés de se limiter à 1 kilomètre de distance et à une heure de temps quand on voulait aller se promener. Personnellement j'ai tout respecté à la lettre. Je ne suis jamais allée à plus d'un kilomètre de mon domicile et jamais plus d'une heure. J'ai toujours rempli scrupuleusement mon attestation. J'ai toujours eu ma carte d'identité sur moi. J'ai toujours été un bon petit soldat.
J'imaginais des voitures de flics patrouiller près de chez moi, à la recherche d'un délinquant qui sortirait s'aérer trop longtemps. J'imaginais les rues de Rennes complètement vides malgré la chaleur écrasante. J'imaginais le contraste schizophrénique entre le silence des villes et l'effervescence des hôpitaux, avec des médecins et des infirmiers courant partout au rythme des bips résonnant tous azimuts dans les couloirs. J'imaginais ce virus de merde en train de circuler partout et je me demandais s'il allait m'épargner. Je me demandais quels seraient ses effets sur moi : légers, ou avec le package réanimation ? Et dans cette hypothèse, est ce qu'il resterait encore de l'oxygène pour moi ? J'avais vraiment peur.
Avec le recul, je suis sûre qu'il n'y avait aucune voiture de flics dans ma commune, pour la simple et bonne raison que je vis dans une commune de 3000 habitants où les flics ne viennent jamais. J'aurais pu sortir plus loin et plus longtemps sans me prendre une amende ni me faire contaminer. J'aurais même pu aller au bord de la mer comme certains l'ont fait. Ce n'est pas grave ; j'ai découvert des coins de ma commune que je ne connaissais pas, ce qui n'a fait que confirmer à quel point je la kiffe. J'ai bouffé du « Thomas le petit train » et du «Vintage mecanic» pendant deux mois, j'ai fait des œuvres d'art en perles à repasser, et j'ai pensé à Myriam, plus que jamais. Je pensais à elle tout le temps.
Je vous ai parlé d'elle en 2019 (voir article). Je ne me suis pas appesantie sur le sujet depuis ; de toute façon il n'y a pas grand-chose à raconter si ce n'est que rien n'a changé de mon côté : je suis toujours folle d'elle. Pour la première fois de ma vie, je ne me suis pas lassée. La flamme est toujours là, bien vivante et elle ne demande qu'à être attisée davantage. Bien entendu, Myriam n'en sait rien et n'en saura jamais rien. Pas question de perturber sa vie, et par-dessus tout, pas question de perdre le peu d'elle que je glane tous les jours, même si ce ne sont que des miettes.
Je pense que le nœud du problème, c'est que je suis obligée de la voir tous les matins (paradoxe bonjour). Si je ne la voyais plus ce serait plus facile : loin des yeux loin du cœur et basta. Mais je n'ai pas le choix : même si elle n'est pas la maîtresse d'Alice elle travaille quand même à l'école. Tous les matins elle est là, fidèle au poste. Tous les matins elle demande à Alice où elle mange le midi, et tous les matins Alice lui répond d'un air blasé qu'elle mange à la cantine. Il y a trois semaines, elle s'est approchée de moi en tendant une main (elle est tactile avec tout le monde ; je me suis déjà fait la réflexion qu'elle avait tendance à tripoter les gens). Bref elle a donc tendu une main, et d'un geste purement spontané, j'ai attrapé le haut de ses doigts et j'ai caressé l'un d'eux avec mon pouce. Cela a duré une seconde ; c'était tellement fugace que je ne sais même pas si elle s'en est rendue compte (j'espère je pense que oui). J'ai très vite lâché sa main. J'ai pensé à mon paternel qui m'a dit un jour, en me parlant d'un mec du collège sur lequel j'étais bloquée depuis des années : « Alors ça y est, vous vous êtes serré la main ? » J'ai ri jaune. Je pense que le majeur droit de Myriam restera la seule partie de son corps que je caresserai jamais, et cela me rend très malheureuse.
Je pourrais (devrais?) sauter dans le vide et lui avouer ce que je ressens, qu'on en finisse. Peut-être qu'elle n'a personne dans sa vie, peut-être qu'elle ne dirait pas non, peut-être qu'elle me dirait gentiment qu'elle est flattée mais pas intéressée, peut-être qu'elle tomberait de sa chaise car elle n'aurait jamais imaginé cela (en dépit du caressage de doigts), peut-être qu'elle me dirait que son cœur est déjà pris, peut-être qu'elle rougirait et qu'elle partirait en courant, peut-être que machin truc chouette bidule (avec des si, hein...) Ce qui est sûr en revanche, c'est que je serais fixée.
Le problème, c'est que la seule fois de ma vie où je me suis risquée à déclarer ma flamme à quelqu'un (Benjamin), je me suis pris une sulfateuse en retour. Alors certes, cela a été une très bonne chose au final : seule ma fierté a été blessée et il s'est avéré que je ne tenais pas tant que cela à ce garçon. Son stop m'a fait passer à autre chose ; de toute manière il ne m'a pas laissé le choix.
Mais ça m'a vaccinée. Je ne veux pas revivre ça. Je ne veux pas ENCORE me sentir honteuse de déclarer mes sentiments. Je ne veux pas ENCORE me prendre un râteau. Et surtout, je ne veux pas qu'après coup il y ait un malaise, qu'elle me fuie ou je ne sais quoi. Au moins Benjamin, il habitait à 600 bornes donc je ne l'ai jamais recroisé et je ne le recroiserai jamais, et c'est très bien comme ça. Mais Myriam, je suis condamnée à la voir quotidiennement, au mieux jusqu'à la fin de l'année scolaire et au pire jusqu'en juillet 2023. C'est très dur. Je suis fatiguée de me demander si elle partage la vie de quelqu'un. Je suis fatiguée de me demander pourquoi sa voiture n'est pas là tel matin ou tel soir. Je suis fatiguée de me demander pourquoi elle déménage, de me demander pourquoi certains soirs elle part dans telle direction et non pas dans telle autre, parce que tout cela ne me regarde pas en fait. Je suis fatiguée de me dire que ce coup de cœur est sans doute la conséquence de l'usure de mon couple avec B. (j'ai toujours des sentiments pour lui mais différents, par moments je me sens étouffer et je ne sais pas si tous les vieux couples passent par là. C'est peut-être normal). Je suis fatiguée de culpabiliser.
C'est pour cette raison que je ferme ma gueule et que j'attends que ça se passe.
Pour ceux qui me lisent depuis longtemps, je ne sais pas si vous vous rappelez mais avec B. j'ai souffert en silence aussi : je suis tombée amoureuse de lui début 2006, et on est sorti ensemble en mars 2007. Un an. Cela me paraît tellement dérisoire aujourd'hui. Au final le destin nous a donné un coup de pouce inespéré : B. est venu travailler dans l'auto-école juste à côté de mon travail, dans une autre commune que celle où nous nous sommes rencontrés. Un hasard de ouf. C'est ce hasard qui nous a permis de sortir ensemble.
Et bien quelquefois je me surprends à espérer la même chose avec Myriam. Que le destin nous donne un coup de pouce aussi. Mon histoire avec B. m'a donné envie de croire que les personnes destinées à faire un bout de chemin ensemble finissent par se retrouver malgré les obstacles. Vous allez penser que c'est une ode à la passivité, une excuse pour ne pas bouger mon cul, et vous aurez sans doute raison. Mais quand on a eu droit à un tel cadeau une fois, on espère que cela se reproduise encore une fois. C'est humain.
Il y a quelques mois, j'ai vu une émission où le témoignage d'une personne m'a rendue terriblement jalouse, même si son histoire est complètement différente de la mienne : en juillet 2019 elle était en road trip en Sicile, et elle hésitait entre retourner voir des amis dans je ne sais plus quel bled et gravir le volcan Stromboli. Elle a donc demandé au ciel de lui faire un signe pour l'aider à prendre sa décision. Ni une ni deux, le ciel lui a apporté ce signe sur un plateau, en la personne d'un vieillard sorti de nulle part, qui, avant même que Martine ouvre la bouche, lui a sorti qu'elle devait aller à Trifouillis les Oies et laisser tomber le Stromboli. Ni une ni deux, notre amie s'est donc exécutée. Et bien, croyez-le ou non, le Stromboli est entré en éruption ce jour-là et le pote avec qui elle devait l'escalader est mort. Elle l'a échappé belle.
Alors bien sûr je suis ravie qu'elle ait échappé à la mort, mais quand son interlocutrice lui dit, les yeux brillants : « comme quoi il faut savoir écouter son intuition», j'ai envie de lui répondre : « Oui enfin excuse-moi Brigitte mais là c'est plus qu'une intuition, c'est carrément un mec qui tombe du ciel et qui lui dit ce qu'elle doit faire, juste au moment où elle le souhaite en plus ! Il aurait vraiment fallu être cruche pour choisir le volcan !» Bref je suis jalouse, même si dans mon cas il ne s'agit pas de vie ou de mort. Moi aussi je veux une vieille gitane qui apparaisse entre la boulangerie et le bureau de tabac pour me dire : « Oublie-la, elle n'est pas faite pour toi. Elle a trouvé l'amour de sa vie et elle est heureuse. N'as-tu pas envie qu'elle soit heureuse ? »
Bien sûr que j'ai envie qu'elle soit heureuse, même si ce n'est pas avec moi. J'ai déjà demandé un signe au ciel, je ne l'ai jamais eu. J'ai même déjà pensé que je m'aveuglais volontairement ; que je refusais de voir. Le problème c'est je ne sais même pas ce que je suis censée voir.
L'autre jour, j'ai vu un magnifique arc-en-ciel derrière chez moi. Les couleurs étaient très marquées, et (pour la première fois je crois), je pouvais le voir en entier, jusqu'aux « pieds ». Je l'ai regardé et j'ai réitéré à voix haute mon vœu par rapport à Myriam. Quand on est paumé, on se raccroche à n'importe quoi, même à un arc-en-ciel. Même à son gâteau d'anniversaire. Même à une épluchure de clémentine. A n'importe quoi, à défaut d'avoir une apparition céleste comme Martine en Sicile.
Bref, cette année l'arrivée du printemps a fait remonter à la surface le souvenir du confinement de 2020. J'avais 36 ans, je détestais mon boulot, on était confiné, il faisait très chaud, je devais apprendre la chorégraphie de Baby Shark à Alice et j'avais envie de serrer Myriam dans mes bras. Deux ans plus tard j'ai 38 ans, j'ai quitté mon boulot, je suis confinée, j'ai dessiné Baby Shark avec Alice et j'ai toujours envie de serrer Myriam dans mes bras.