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Le blog de Dawn Girl
19 janvier 2022

Origine(s)

Je suis une personne qu'on peut qualifier d' "issue d'un milieu modeste". Ma mère, qui pour rappel m'a élevée seule, était Agent des Services Hospitaliers ; autrement dit elle faisait le ménage dans les chambres d'hôpital. Mon père a fait plusieurs métiers et n'a jamais eu une seule thune de sa vie (si ma mère lisait cet article, elle ajouterait "il a surtout pris la thune des autres" ^^). Mes grands-parents étaient aisés financièrement, mais seulement parce que mon grand-père avait créé son entreprise durant les trente glorieuses ; à la base il est fils d'immigré italien donc pas vraiment né avec une cuillère en argent dans la bouche, mais comme il gagnait beaucoup d'argent, ma grand-mère faisait les boutiques et achetait à ses filles des vêtements de marque et des chaussures de luxe, y compris des trucs en (vrai) croco et en (vrai) vison. Elle possédait une collection phénoménale de poupées en porcelaine et d’objets anciens qui valaient la peau des fesses. Dépenser sans compter a été, avec la cuisine, sa principale source de plaisir jusqu’à ses vieux jours.

Bien sûr le train de vie a été bien différent une fois que j'ai vécu seule avec ma mère, soit à partir de l'âge de 7 ans : je n'ai jamais manqué de rien, mais nous vivions dans un logement social sur son seul salaire. Pas dans le luxe et les professions dites "prestigieuses". Pas avec des amis notables qui lisaient le Monde. Pas avec des proches qui parlaient de Mozart ou de Chopin à table. Le quotidien c'était surtout odeur de clope, fins de mois difficiles, hurlements au téléphone avec mon père (l’un des plus grands traumatismes de mon enfance), culpabilisation, disputes, dépression. Ma mère avait peu d'amis, pas de conjoint et elle buvait (mais ça, vous le savez déjà). La seule chose qui dénotait là-dedans, c'étaient les livres qui ornaient sa bibliothèque : Alain Decaux, Louis-Ferdinand Céline, Hervé Bazin, Agatha Christie, Romain Gary... Je suis sûre que toutes ses collègues ASH ignoraient qui était Romain Gary. Je peux comprendre le décalage qu'elle ressentait et les complexes qui en découlaient : elle ne se sentait pas à sa place. Je me suis enfermée dans ma bulle d'autiste pour avoir la paix.

Ma mère aurait aimé être une grande dame. Elle aurait aimé être Coco Chanel, Inès de la Fressange ou la Baronne de Machin-Chose. Elle a très certainement pensé qu'elle n'était pas née dans la bonne famille. Elle était la plus intelligente de sa fratrie ; elle connaissait assez bien la mythologie et a toujours lu beaucoup de livres d'histoire. Elle aurait pu faire des études, mais pour des raisons de relations difficiles avec ses parents, pour des raisons de manque de confiance en elle, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à elle, elle a tout laissé tomber en terminale et elle s'est mise à traîner avec des mecs louches. Elle a fait un casse dans une pharmacie. Elle a testé toutes les drogues du marché : elle a fumé, sniffé, pris des pilules chelou, de la poudre bizarre, des trucs qui s'injectent en intraveineuse et j’en passe. Elle a fait la manche à Marseille. Elle a croisé la route de mon père dans un bar, ils ont emménagé au-dessus d'une boîte de nuit et je suis arrivée. C'est à ce moment-là qu'elle a arrêté ses conneries.

J'ai très mal vécu ses complexes sociaux, parce qu'elle n'en parlait pas mais que je les sentais. Elle s'achetait des fringues Dorothée Bis, des sacs à main Chanel, des lunettes de soleil Ray-Ban et puis elle pleurait parce qu'elle était à découvert (à l'époque elle gagnait 5000 francs par mois). Du coup, quand elle achetait un truc destiné à la frime, je paniquais en lui demandant le montant de son découvert. Je m'inquiétais pour elle. Or ce n'est pas normal d'être inquiète pour les finances de sa mère quand on a 9 ou 10 ans. Elle m'habillait comme une petite fille modèle avec des vêtements chers, sans s'occuper de savoir si ces vêtements étaient pratiques pour moi. J'ai un souvenir horrible de maternelle où je n'arrivais pas à enlever la combinaison dont elle m'avait affublée pour aller aux toilettes. Et ça soûlait les maîtresses de chercher comment on ouvrait ce truc (souvenez-vous comment elles étaient là-bas...). Je l'ai suppliée de ne plus m'habiller avec cette chose pour aller à l'école ; elle a cédé mais elle n'a pas compris pourquoi je pleurais. Et surtout elle a trouvé lamentable que je fasse du nez sur cette combinaison, vu le prix qu'elle avait coûté.

Un autre jour, devant l'école maternelle elle s'est exclamée : "T'as les cheveux saaaaaaales ! Comme c'est pas permis". (plus de trente ans après je me souviens encore de l'intonation exacte avec laquelle elle a prononcé cette phrase). Elle disait qu'elle avait honte de mes ongles sales, comme si à 6 ans on était responsable de sa "saleté"... Lors de mon spectacle de danse, elle s'est sentie obligée de me mettre du fond de teint sur la figure alors que personne ne lui avait rien demandé. Elle m'avait sans doute rêvée gracieuse, délicate et proprette comme une petite fille du 16ème arrondissement de Paris (ou du moins l'image qu'elle s'en faisait), alors bien sûr je n'étais pas conforme à ses rêves. J'avais l'impression de ne jamais être bien, de lui faire honte. Au-delà des violences physiques (dont je parlerai dans un prochain post pour enfin clore ma série d'articles sur la violence), la petite fille que j'étais a énormément souffert de ne pas être belle aux yeux de sa mère.

Evidemment, ma mère m'a involontairement transmis son complexe social. Depuis toute petite je rêve des beaux quartiers de Rennes. Depuis toute petite je complexe de ne pas faire partie de ce sérail qui m'est à jamais interdit. Depuis toute petite j'envie leurs Zadig et Voltaire, leur peau mate, leur langage châtié qui roule tout seul, leurs soirées mondaines, leur aisance corporelle, leur capacité à ne pas montrer leurs émotions en public et plus généralement leur prestance. Je me sens grotesque à côté d'eux, avec mes pantalons qui tombent, ma peau du ventre visible quand je me baisse et mon élocution pourrie. On n'est clairement pas du même monde.

J'ai fréquenté la fac de droit puis l'école de notariat ; dans cette dernière école, la majorité de mes camarades de classe étaient des fils de notaires qui venaient en cours en Porsche Cayenne. Les filles étaient bien apprêtées, très sûres d'elles avec leurs queues de cheval parfaites et leurs vêtements toujours impeccables. Les mecs ne me calculaient pas. L'un d'entre eux me plaisait beaucoup mais je crois qu'il ne sait même pas que j'existe. ^^ Ils savaient tous skier depuis l'enfance, partaient faire du bateau l'été avec leurs parents. Aucun d'entre eux n'avait un IMC supérieur à 23. Aucun. La majorité est devenue notaire. Moi je me suis tirée au bout d'un an, je n'avais rien à foutre là-bas. Ma mère m'en a tellement mis plein la tête que je lui ai dit que je lui rembourserais les 2500 € de frais d'inscription. En fait je lui ai dit ça pour avoir la paix, pour qu'elle arrête de m'en mettre plein la tête, mais des années plus tard elle m'en reparle encore en me disant : "Tu m'avais dit que tu me rembourserais. Alors tu me rembourseras quand je changerai de voiture". Si ma voiture à moi me lâche c'est pas grave, j'irai bosser à pied depuis ma cambrousse, hein...

Et puis il y a eu Aymeric. L'archétype du garçon des quartiers chics, avec son teint hâlé, ses cheveux longs et son pull Lacoste avec la chemise blanche en-dessous. Il était super beau et, fait notable, il était super sympa. Accessible. Je m'entendais très bien avec lui. Il m'attirait. Je pense que je lui plaisais aussi, maaaais... fucking milieu social. Les torchons et les serviettes qui se mélangent, ça n'existe que dans les films, pas dans la vraie vie. Un jour, sur son statut Facebook j'ai écrit une blague pour le faire rire, et là, son amie Apolline de Cambourg s'est méchamment moquée de moi alors que personne ne l'avait sonnée. Je l'ai envoyée bouler ; elle m'a répondu : "Susceptible ?" J'ai effacé ma blague.

(Apolline de Cambourg est devenu médecin).

En vieillissant j'apprends à accepter d'où je viens et à m'affranchir de cette classe dont je ne ferai jamais partie. (et quelque part, à m'affranchir de ma mère). Le problème, c'est qu'avec les gens plus "simples" je ne me sens pas à l'aise non plus. Il y a très longtemps, une collègue de travail qui vivait en logement social m'a appelée "l'intellectuelle". (bon c'était une connasse). J'ai également eu l'occasion de côtoyer des personnes proches du milieu agricole, et je ne me suis pas sentie à mon aise non plus ; ils me prenaient pour une intello. Pourtant je ne suis pas du genre à ma la raconter, ni à étaler ma science ni quoi que ce soit. Mais je suis toujours entre-deux eaux, jamais à ma place. 

(j'avais écrit plusieurs paragraphes pour illustrer mon propos sur une personne qui a chopé les couilles et le carnet d'adresses de son mari pour grimper socialement, mais je ne suis pas satisfaite de ces lignes donc je les supprime. Je n'ai pas envie de dire du mal des gens aujourd'hui. La maturité sans doute :-D )

Quelquefois je me dis que si j'avais bossé à la fac, j'aurais pu aller très loin. J'avais les capacités intellectuelles. Le problème, c'est qu'avec mes conditions familiales c'était tout simplement impossible d'y arriver (contrairement à ce que prétend ma mère. Elle a le culot de dire que j'avais tout pour réussir. LOL). Et maintenant c'est trop tard.

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Commentaires
M
Texte très touchant, bravo de l'avoir écrit...Il m'arrive parfois aussi de me sentir entre deux eaux, enfin c'est compliqué, comme tu le dis...
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Z
Malheureusement on hérite des non-dits et des blessures de nos parents (voire des générations précédentes), il faut arriver à s'en sortir et tu as la force pour le faire. <br /> <br /> Par contre, je ne suis pas d'accord sur la fin de ton article, on a la chance d'être en France et plusieurs cursus universitaires sont ouverts à tout âge donc si c'est vraiment un regret et quelque chose que tu as envie de faire pourquoi ne pas essayer ? se renseigner est déjà un premier pas...
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S
Dur de n’entrer dans aucune case, on se condamne à la solitude. C’est la rançon de l’intelligence… Je comprends ça : mon profil a beaucoup de points communs avec le tien. <br /> <br /> Apolline de Cambourg est certes devenue médecin mais ça ne l’empêchera pas de vieillir, de souffrir, de mourir… Et si un revers de fortune (maladie, accident ou que sais-je encore) la place face à l’adversité, elle sera beaucoup plus fragile que toi. Apolline est certes à l’aise dans son petit milieu mais elle n’est rien de plus qu’un être humain comme un autre. Son aisance n’existe que par rapport aux complexes des autres. <br /> <br /> Je ne te connais pas mais je peux te certifier que tu n’as aucun complexe à avoir… Et j’en suis doublement convaincu en lisant la qualité de ta prose et de tes réflexions.
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