Dans mon boulot, 95% des patients sont des enfants. On a donc affaire à leurs parents toute la journée : des très sympa, des moins sympa, des chieurs, des gentils mais pénibles, des stressés, des super zen, etc etc... Comme mon patron est très « particulier » et qu'il ne reçoit jamais les parents, c'est ma collègue et moi qui servons de tampon, et croyez-moi, ce n'est pas toujours agréable.
Le 30 décembre, une maman est arrivée à l'accueil assez remontée. Elle m'a pris la tête sur un peu tout : radios, durée du traitement... Mais ce n'est pas ça qui m'a le plus frappée.
Ce qui m'a frappée, c'est qu'à peine elle a ouvert la bouche que j'ai senti une forte odeur de vin rouge. La même haleine bouchonnée qui m'a si souvent agressé le nez et le cœur lorsque je vivais chez ma mère. Cette personne avait bu avant de venir, ce qui expliquait son état, disons... un peu nerveux.
Bref, j'ai eu l'impression de me retrouver en face de ma mère...
Instinctivement, j'ai baissé le volume. Je lui ai parlé très calmement (bon j'étais fatiguée aussi). Je crois que j'ai fait ça en pensant à ma mère, parce que je sais qu'une voix douce la calme quand elle a bu. J'ai regardé son fils ; je me suis demandé s'il connaissait le problème de sa mère. Est ce qu'il le sait consciemment, inconsciemment ? Est ce qu'il l'a déjà chopée en train de boire ? Est ce qu'il sent son haleine ? Est ce qu'il a peur de ses réactions ? Est ce qu'il a déjà pris des baffes à cause d'un éthylotest positif ? Est ce qu'il se demande pourquoi elle dort comme une masse à 20 heures ? Est ce qu'il ressent un gros malaise sans réussir à mettre des mots dessus ? Est ce qu'il a des frères et sœurs ? Est ce que son père est présent ? Est ce que sa mère s'en sortira un jour, contrairement à la mienne ?
Ca a marché : elle s'est calmée. Mais je savais que de toute façon ce n'était pas de l'agressivité, juste de l'alcool. Elle m'a souri et m'a dit : « Bon réveillon ».
Ma mère sera de nouveau hospitalisée à partir du 11 janvier, au moins pour trois semaines. Est ce que cette fois-ci sera la bonne, ou est ce qu'il est trop tard ? Son état s'est tellement dégradé depuis un an... Elle a pris 20 ans et est complètement incontinente, elle ne s'occupe plus de ses papiers, mange n'importe comment, vit dans la crasse, le bordel et les excréments (désolée pour les détails). Lors de sa dernière hospitalisation j'avais passé mes jours de repos à ranger et nettoyer, mais je vous fiche mon billet que son appartement est redevenu comme avant. Il y a deux semaines, elle a passé plus de 8 heures par terre sans pouvoir se lever ; elle avait laissé ses deux téléphones à l'autre bout de la pièce. J'ai passé ma journée à me dire que j'allais le retrouver morte en allant chez elle. Pourquoi les autres alcooliques s'en sortent et pas elle ? Pourquoi suis-je obligée d'assister à la mort lente de ma mère sans rien pouvoir faire à part stresser et bousiller ma propre santé? J'ai vu les yeux de Renaud l'autre jour à la télé ; elle a les mêmes. Elle aussi a un Mister Renard qui prend le dessus de plus en plus souvent.
BREF, ça fait toujours drôle de voir une autre alcoolique en face de soi. Je sais que je suis restée professionnelle, mais c'est difficile de trouver la bonne limite entre sympathie, empathie et compassion quand on est autant concerné par le problème. Désormais, je verrai ce patient sous un jour différent. Pourtant, il n'a rien de particulier.
L'alcool, c'est vraiment de la merde.